mardi 21 juillet 2009

Faux frères

Sortis respectivement en 1996 et 1999, Fargo de Joel et Ethan Coen, et Un Plan Simple de Sam Raimi se ressemblent de loin comme deux frères qui partagent à priori le même ADN.

Pour commencer, Sam Raimi et les frères Coen sont de bons potes ayant collaboré sur plusieurs projets : Les Coen sur le scénario de Mort sur le grill, réalisé par Raimi en 1985, et celui ci sur le scénario du Grand Saut, réalisé par les Coen Bros en 1994. Leurs univers, faits de références (aux polars et plus généralement à la série B) et d'auto-dérision, ont été très proches durant toutes les années 80: il suffit pour s'en convraincre de comparer l'humour cartoonesque dela trilogie Evil Dead et de Arizona Junior.
Quant aux films dont nous parlons ici, ils exhibent les mêmes signes extérieurs : appartenant au genre du polar, situés tous deux dans le nord enneigé des Etats-Unis (plus précisément le Minnesota, dont sont originaires les Coen, pour Fargo), ils mettent en scène l’interaction d’une valise pleine de billets et d’une famille américaine provinciale typique, qui éclate sous l’effet de l’accumulation de plans foireux menant tout droit à un finale forcément catastrophique et meurtrier.

Pourtant, malgré ces parallèles importants, les deux films sont au fond bien différents : dans l’écriture des personnages, dans le ton adopté et surtout dans la mise en scène de la catastrophe inéluctable.

Sixième film des frères Coen, Fargo poursuit leur travail de réflexion/citation sur le polar, après Blood Simple et Miller’s Crossing. On retrouve leur humour typique, grinçant et très noir, notamment dans les rapports entre les deux ravisseurs, deux bandits minables ne pouvant s’exprimer que par la violence (verbale et essentiellement menaçante pour l’un ; muette et radicale pour l’autre).

Les personnages sont construits, pour la plupart, comme des figures de caractères, presque des caricatures : les voyous stupides, le père de famille commercial lâche, le beau-père castrateur…. Seul le personnage de la femme-flic, interprété par Frances Mc Dormand, échappe à la satire : intelligente et pragmatique tout à la fois, elle poursuit son enquête avec détermination, enceinte jusqu’aux yeux, tandis que son peintre de mari reste à la maison. Un beau personnage féminin, ayant la charge de porter toute l’empathie du spectateur. En effet, aucun des autres personnages ne peut ici susciter un réel attachement. C’est là un reproche fréquemment adressé aux Coen que de regarder l’humanité comme une espèce un peu pathétique, à laquelle ils n'appartiendraient pas, s’agitant dans des actions toujours vaines. Ce reproche n’est pas infondé, mais là n’est pas la seule composante de leur cinéma.
En effet, cette écriture plutôt sèche s’accompagne d’une mise en scène extrêmement précise (peu de plans, découpage au cordeau, sobriété de l’ensemble, musique à la fois dramatique et discrète de Carter Burwell), soulignant le fatalisme du propos : dans Fargo, l’accumulation de catastrophes vient pour l’essentiel du déroulement inéluctable du Destin.
La décision originelle (l’enlèvement d’une femme organisé par son mari) ne peut mener qu’à un résultat désastreux et meurtrier, le personnage qui a organisé cet enlèvement n’ayant absolument aucun contrôle sur le cours des événements. Sa lâcheté fondamentale (face à son beau-père, face aux hommes qu’il a engagé ; face à son fils) fait que rien ne pourra évoluer dans le bon sens. Et ce n’est pas la bonne volonté de la policière qui changera quoi que ce soit.
C’est là la position critique des frères Coen par rapport à leur(s) personnage(s), qui emmène le film sur le territoire de la fable morale. Le rôle du personnage de Frances Mc Dormand serait alors de témoigner de la folie de ses contemporains.
Le hiatus que l'on peut cependant noter est le suivant : les frères Coen se positionnent en moralistes constatant la navrante bassesse de leurs congénères, mais ne leur laissent en même temps aucune marge de manœuvre, puisque la mécanique implacable (et impeccable) est réglée d’avance.

Dans Un Plan Simple, l’humour est présent, mais de manière plus discrète que chez son ainé, et surtout, de manière plus réaliste : c’est à dire qu’il vient des personnages eux-mêmes (Billy Bob Thornton et son pote qui font des blagues de rednecks) et non du regard que le cinéaste porte sur eux.
Le regard de Sam Raimi est en effet plus empathique que celui des frères Coen. Il fait partager au spectateur de manière crédible, nuancée et émouvante les difficultés de deux frères à communiquer : la séquence près de la ferme parentale, où Thorton expose son rêve – impossible - d’agriculteur à son frère, est à cet égard exemplaire de finesse et d’émotion sous-jacente. A l’inverse de Fargo, seul le personnage de la femme de Bill Paxton (interprété par Bridget Fonda) peut paraître légèrement caricatural dans ses motivations.
La mise en scène conserve la patte de Sam Raimi, c’est à dire les références à la série B et à son efficacité narrative (l’apparition des corbeaux et du cadavre dès la découverte du magot, les plans sur la pleine lune, ainsi que la très belle partition désaccordée de Danny Elfman, qui amène une note angoissée à tout le film).
D’une manière générale, Raimi assume totalement le fait que son film soit un thriller , un film de suspense. Sa mise en scène, sobre et précise dans les séquences du quotidien familial, tend à créer des pics dramatiques à chaque moment important de ce « plan simple ».
Car dans ce film, l’accumulation des catastrophes est dû essentiellement à ce que l’on pourrait appeler le « défaut humain » : chaque décision prise par un personnage, qu’elle le soit sous le coup de la raison (on ne se partagera l’argent que lorsque l’avion aura été découvert), de la peur (l’assassinat du voisin curieux) ou de l’égoïsme (tout ce que sa femme souffle à Bill Paxton pour parvenir à garder l’argent pour lui seul) ajoute un terme au problème.
Ainsi, la situation de départ (trois hommes et un magot) se complexifie à chaque étape, à chaque prise de décision. Et à chaque fois, le « plan » destiné à résoudre le problème devient plus compliqué, voire tordu (l’enregistrement des aveux de Lou, par exemple), et laisse un mort de plus dans la neige.
Chez Sam Raimi, nous ne sommes donc plus dans la mécanique du hasard, mais dans la tragédie pure : les actes ont des conséquences, et chaque homme doit assumer les conséquences de ses actes, quelles qu’aient été ses raisons, ses excuses ou ses motivations. Peu après le règlement de compte avec Lou, soldé par sa mort et celle de sa femme (qui, comme les autres meurtres, n’était pas préméditée), Billy Bob Thorton se confie à son frère : « Do you feel evil ? I do. I feel evil »
Finalement, le personnage de Bill Paxton parviendra à garder sa famille (sa femme et son nouveau-né), mais au détriment de sa fratrie, puisque son frère, plus faible et plus moral, se sacrifie pour le sauver. Il tentera de se déculpabiliser en brûlant l’argent (geste tabou aux Etat-Unis, et, selon Sam Raimi, raison essentielle de l’échec du film dans ce pays), mais sa famille ne pourra plus conserver que l'apparence de la normalité.
L’écriture du scénario (Scott B. Smith a adapté son propre roman pour l’écran) est parfois ce qui fait la faiblesse du film : la volonté de créer des pics de suspense de plus en plus forts amène une tendance aux coups de théatre parfois grossiers (le faux flic du FBI qui réapparaît, la rapacité forcenée du personnage de Bridget Fonda)... Mais sa force réside dans son regard sur l’humain : les trahisons de chaque personnage trouvent un écho chez le spectateur, qui est mis en position de se demander ce qu’il aurait fait à leur place.

Ainsi, à la fin du film, le spectateur partage l’inconfort et le malaise du personnage de Bill Paxton, criminel par accident et conscient de ne plus être comme les autres, de ne plus réellement faire partie de la communauté humaine. Tandis que chez les Coen, le spectateur est conforté dans sa position d’observateur lointain des errements des personnages, et peut, en conclusion, se glisser en compagnie de Frances Mc Dormand, dans le réconfort modeste et chaleureux d’une vie vertueuse et d’une honnêteté inébranlable.
Une question de point de vue, essentielle puisqu’elle fait toute la différence entre les deux films.

Sadoldpunk