mercredi 16 janvier 2008

LA POLITIQUE DE LA MEMOIRE













Hier soir, bien au chaud sous ma couette, alors que les lumières des bars de la Butte aux Cailles s’éteignaient, j’ai terminé la lecture de La Politique de la Mémoire. C’est un livre de Raul Hilberg, l’auteur de La Destruction des Juifs d’Europe et d’Exécuteurs, Victimes, Témoins.
Disons que c’est une biographie intellectuelle. Hilberg nous épargne ses amours (il mentionne juste l’échec d’un mariage, sans doute à cause de son travail, véritable obsession qui le rendait peu disponible pour une vie de famille normale, j’allais dire caricaturale ; il choisissait ses lieux de vacances en fonction de la qualité, de l’intérêt de leurs archives, non pas des paysages). Il nous raconte son arrivée aux Etats-Unis encore adolescent, fuyant, avec sa famille, Vienne et ses persécutions antisémites. Il participa à la guerre, puis, à son retour, entama une carrière universitaire. Mais, en raison de la ségrégation qui frappait encore les Juifs (et les noirs, les femmes, les catholiques), du peu de soutien qu’il avait et du choix de ses recherches (la destruction des juifs d’Europe, donc) qui n’intéressaient pas grand monde, il ne trouva refuge, après bien des déboires professionnels, qu’à la petite université d’état du Vermont (en Nouvelle-Angleterre, un état tranquille et vert, entre New York et Maine ; on pourra lire les "Poèmes de la solitude du Vermont" de Lorca). Il ne la quitta pas.
Ses livres sont des classiques aujourd’hui, mais nous découvrons la difficulté qu’Hilberg a eu les faire publier. Pour La Destruction des juifs d’Europe, il se démena pendant des années pour trouver une maison d’édition ; et encore, celle-ci ne publia le livre que grâce au concours d’un généreux donateur et du propre argent d’Hilberg. Il rencontra des embûches aussi dans ses recherches ; il nous raconte les portes closes, la mauvaise volonté de ses interlocuteurs et les tentatives de découragements. Quand le livre exista enfin, il affronta l’indifférence et le mépris du public, des critiques et de la plupart des universitaires ; puis, il subit la colère des organisations juives qui lui reprochait de donner une image si peu héroïque de son peuple. Ses recherches, et leur documentation imparable, mettaient en cause le monde entier, l’Allemagne, le christianisme, les Alliés, les conseils juifs et les juifs eux-mêmes. Son constat n’est pas glorieux pour l’humanité.
Avec une délicieuse ironie, Hilberg détaille également les essayistes qui pillèrent son ouvrage sans le citer dans leurs notes (et qui souvent tentèrent de le déconsidérer). Il fait mention d’une lettre d’Hannah Arendt l’insultant : "Hilberg est assez bête et fou". Il apprendra plus tard que c’est elle qui fut responsable du refus de publication de La Destruction des Juifs d’Europe par Princeton University Press. Le comportement de la philosophe est d’autant plus injustifiable quand on sait qu’elle lui doit tellement pour son Eichmann à Jéusalem. Le monde universitaire et intellectuel nous apparaît dans toute sa dureté et son injustice (plus rarement, dans ses solidarités, dans ses petits miracles et dans ses générosités ; les chercheurs sérieux reconnurent tout de suite l’importance et l’originalité des travaux d’Hilberg - je pense à Christopher Browning, par exemple). Il y a un sentiment de gâchis quand on découvre que ceux qui détiennent les positions de pouvoir et les postes prestigieux ne sont jamais les plus qualifiés, jamais les plus honnêtes.
Heureusement Hilberg est pugnace, il ne lâche pas, il sait que son œuvre va durer et que les tartuffes ne résisteront pas au temps. Mais, avant les critiques positives, avant les traductions et les conférences dans le monde entier, ce furent des décennies solitaires. On retient l’élégance, la modestie, la détermination de l’homme. Il écrit : "En 1948, je m’étais fixé une route que je poursuivais sans me soucier de ma ligne d’horizon".
Le livre se termine sur une lettre d’HG Adler dont voici la dernière phrase : "A la fin il ne reste rien, sinon le désespoir et le doute à propos de tout : Hilberg est seulement reconnu, peut-être aussi déchiffré, mais certainement pas compris…"


martin page.

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