lundi 21 janvier 2008

l'année de la pensée magique
















Suite à une remarque ironique (je plaide coupable), le serveur, qui m’avait pris au sérieux, nous a apporté une carafe d’eau tiède. J’avais été invité dans un excellent restaurant thaïlandais (près de Maubert, l’adresse bientôt) par une amie et son amoureux (objectif : me remonter le moral). N’osant vexer le serveur, nous avons bu de l’eau tiède durant tout le dîner (les carafes se succédaient sur la table). Le repas fut excellent et, entre autres, nous parlâmes de L’Année de la Pensée Magique de Joan Didion (Grasset). Mon amie me disait qu’elle s’était arrêtée de lire toutes les trois pages pour éclater en sanglot. J’ai été surpris par sa réaction, car j’avais trouvé le livre lumineux et revigorant.
En quelques mots : il s’agit du journal tenu pendant un an par une septuagénaire new-yorkaise suite à la mort foudroyante de son mari. Nous avons droit à tout : la crise cardiaque fatale, l’ambulance, l’hôpital, la morgue, l’enterrement, le tri des vêtements. D’un certain point de vue, j’en conviens, cela donne l’impression d’un livre tragique. D’autant plus que la même année, la fille du couple (âgée de 39 ans) tombe malade, est hospitalisée plusieurs fois, sombre dans deux-trois comas (et finira par mourir, mais cela nous ne l’apprenons pas dans le livre). D’accord, ça ne ressemble pas à une franche comédie.
Je comprends bien la lecture faite par cette amie, et je la partage. Mais j’ai vu autre chose dans ces pages. Joan Didion est une écrivaine, scénariste et critique. Son mari était écrivain lui aussi. Dans L’Année de la Pensée Magique, elle évoque leur vie commune pendant quarante ans, leur compagnonnage intellectuel et amoureux. Ils avaient leur œuvre propre, mais chacun était le premier lecteur de l’autre. Deux artistes qui vivent ensemble, mais qui vivent aussi pour eux-mêmes (conférences, tournages…). Ils ne se jalousent pas, ne s’écrasent pas, mais s’entraident, se soutiennent, s’admirent. Nous avons peu de modèles d’amour tel que celui-ci, de couples qui durent et ne sont pas pathétiques. En voici un. Nous sommes loin des passions destructrices d’Amy Winehouse (qui se fait tatouer sur tout le corps le nom de son Black adoré) ou de Jeanne Hébuterne (la jeune femme de Modigliani, qui se suicida suite à la mort du peintre). Joan Didion ne se suicide pas, sans doute car elle porte toujours en elle cet amour. Et elle nous en parle.
Note à propos du post précédent (La Politique de la Mémoire) : je suis dans une période romantique (c’est souvent le cas de janvier à décembre), alors je ne peux m’empêcher d’ajouter une information importante. Je disais que le couple d’Hilberg s’était brisé à cause de l’obsession de l’historien pour son travail. Rassurez-vous : Raul Hilberg s’est remarié, avec une femme prénommée Gwendolyn (un nom de conte de fée). Ils sont restés ensemble jusqu’à la mort d’Hilberg cet été, d’un cancer des poumons (il ne fumait pas). Il ne s’agit pas de cancans, de voyeurisme oiseux sur la vie d’une personnalité. Non. Je suis simplement heureux que les auteurs que j’aime semblent heureux ; je suis heureux que les auteurs que j’aime paraissent, de loin, de mon forcément myope point d’observation, avoir construit une vie qui tient debout.
C’est d’autant plus important pour moi que je viens de lire un essai sur le massacre de Nankin. Le livre s’intitule Le Viol de Nankin (Payot), écrit par Iris Chang, journaliste et historienne. Je ne vais pas parler de ce livre. Après la Shoah, je ne me sens pas le courage de vous parler des 300 000 morts, des viols, des concours de décapitations, des séances de vivisection. (mon prochain post sera consacré à un roman, je vous le promets, un roman intelligent et drôle ; je viens de recevoir une lettre de Jean-Claude Pirotte réagissant à mon texte sur Hilberg ; il m’écrit : il faut continuer à écrire des romans, à en lire et à en parler, c’est important). Le livre a été un succès, je veux dire il s’est bien vendu, il a crée une polémique, surtout il a fait connaître au grand public ce crime de masse commis par l’armée japonaise. Quelques années après la sortie du livre, Iris Chang, âgée de 36 ans, a pris sa voiture et a conduit des heures durant dans le désert californien. Elle s’est arrêtée au milieu de nulle part ; elle est sortie de la voiture, a fait quelques pas et s’est suicidée. Après avoir passé des années à collecter des archives et à écrire un livre sur le massacre de Nankin, le suicide n’est pas incompréhensible, c’est peut-être même une preuve d’équilibre mental. Seuls continuent à vivre ceux qui ont sombré dans la folie collective que l’on appelle la réalité quotidienne.
Vivre n’est pas facile. Heureusement les hommes ont inventé une chose souvent compliquée, parfois blessante, mais dans tous les cas merveilleuse : l’amour. Je suis certain que si Iris Chang avait rencontré son « Gwendolyn », elle ne serait pas morte. J’imagine déjà les sourires. Voilà mon pari, ma croyance : l’amour. Je crois en cette fiction quand elle est une construction ; moyen de prise sur le réel en même temps que refuge. Le fait que l’amour soit une fiction, c’est ce qui fait sa force, pas sa faiblesse. Lisez L’Année de la Pensée Magique, c’est un livre déchirant et chaleureux.
Post-scriptum : Mon frère est au chômage depuis quelques mois, il n’ pas encore touché ses allocations. Il est confronté au monde kafkaïen de l’Anpe et des Assedic, à cette machine qui tente de vous épuiser pour que vous renonciez à votre droit de toucher le chômage (rendez-vous et réunions inutiles et absurdes, dossiers perdus et effacés, impolitesse ; il faut être solide pour ne pas désespérer, il faut être très solide pour ne pas être tenté par la violence). Mon frère s’est retrouvé devant un conseiller qui, une nouvelle fois, remplissait les cases de son formulaire informatique. Le conseiller lui demanda une précision : « Alors comme ça, vous avez peut-être une piste pour un emploi au Mémorial de l’Ashoa ». Mon frère regarde l’écran et fait remarquer que non, pas « l’Ashoa », mais la « Shoah ». Nous en sommes là. Ce sont ces gens-là qui ont le pouvoir (petit ou grand). (post intéressant de Pierre Assouline sur l’utilisation de « Shoah », je ne maîtrise pas encore la technique des liens, alors allez sur son blog et tapez « Meschonnic ».
Post-scriptum 2 : Mes amis m’ayant laissé tranquille ce samedi soir pour un dîner enfumé et bruyant, un combat de coqs clandestin et divers trafics, je me suis promené entre la Butte-aux-Cailles et la place d’Italie (c’est un vrai bonheur d’être seul ce soir-là quand tout le monde sort ; j’ai observé les gens dans les restaurants, les cafés ; impression d’être en état d’apesanteur). En rentrant, j’ai écouté une émission sur France Culture consacré à Yeshayahou Leibowitz. Le savant et penseur était présenté par Gérard Haddad. Un jour, j’écrirais un article sur Leibowitz, figure passionnante et trop méconnue. Je signale, toujours sur France Culture (de 20h à 20h30), toute la semaine un entretien avec Stanley Cavell. Ça promet d’être merveilleux. Je ne suis pas doué pour lire de la philosophie, mais Cavell, sans être simple, est accessible. S’il parle de Wittgenstein (aïe, là je suis perdu), il va l’accompagner de Shakespeare (ouf). Il a écrit un excellent livre sur la comédie américaine des années 40 (Hawks, Mc Carey… une de mes raisons de vivre), In Pursuits of Happiness (presque le titre d’une très belle chanson de the Divine Comedy), A la recherche du bonheur, et donc sur le couple (nous y revenons, l’amour). Bientôt un post sur ce livre (d’amour, de comédie et de philosophie, que demander de mieux ?). au départ, je voulais intitulé ce post « déclaration d’amour à l’amour ». Mais c’est sans doute un peu trop lyrique. Calmons-nous.
Post-scriptum 3 : Oscar Peterson est mort il y a peu. A ceux qui ne connaissent pas ce grand pianiste de jazz, je conseille We Get Requests.
Post-scriptum 4 : ce blog a été créé pour partager nos coups de cœur pour des livres, des disques et des films. Bien sûr comme je connais un certain nombre d’écrivains, je m’abstiendrai de parler des livres des auteurs français et vivants.

martin page.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Je confirme, il n'y a rien de plus enivrant que d'être seul face à ces hordes de gens le samedi soir, une euphorie ...
Pensez vous vraiment que l'amour soit une béquille assez solide?

martin page a dit…

béquille, je ne sais pas. Solide, oui.

Anonyme a dit…

Je préférerais voir l'amour comme un puissant liquide érosif, afin qu'il puisse couler dans mes veines.
Les montagnes les plus solides souffrent de l'érosion, l'eau est libre, rien l'empêche d'aller des abysses au septième ciel.
Voilà pour ce que je pense...
Sinon, les amours, ça va?