jeudi 31 janvier 2008

Le pays des vieux cinéastes

Alors je sais bien que chez la petite marchande de bombes (quoi ? Ah mais non… mais qui est Daniel Pennac ?) on est pas censé faire de l’autobio mais tant pis, après tout merde je suis pas le vieux punk pour rien. Alors allons-y.

Donc, vers le milieu des années 90, tandis que ma cinéphilie devenait un truc plus ou moins officiel, j’ai découvert le cinéma de Tim Burton et celui des frères Coen. Pour bien faire j’ajouterais celui de Jarmush mais il est hors sujet. Bref. Ed Wood et Fargo, principalement, ont retenu mon attention, et j’ai progressivement remonté leurs filmographies respectives tout en me précipitant dans le cinéma le plus proche dès qu’une de leurs nouveautés pointait son nez.
Mais, assombrissant bientôt cette idylle adolescente, le tournant des années 2000 a vu mes cinéastes cultes commencer à faire n’importe quoi avec une application inquiétante. Disons que Sleepy Hollow et O’Brother, bien que fort sympathiques, annonçaient clairement une baisse des ambitions, sans rien de catastrophique. Mais le brave Tim a ensuite pété un fusible, et vous savez tous de quoi je veux parler. Le plus grave a été la bonne surprise de Big Fish (« Allez Tim tu deviens adulte c’est pas grave ça arrive à tout le monde ») coincée entre deux des pires merdes qu’il m’ait été donné de voir ces dernières années. Quant aux Coen bros, leur déliquescence ressemblait à une chute libre de plus en plus rapide. Dépité, je n’ai même pas osé aller voir leur dernier ratage. Peut être à cause de Tom Hanks. Allez savoir.

Quoi qu’il en soit, le 23 janvier dernier et ainsi que tout le monde le sait, ces références ultimes sortaient chacun leur dernier opus. « Cette fois, me suis-je dit, les gars, c’est votre dernière chance : ou vous nous pondez un chef-d’œuvre, ou je vous boude jusqu’à la fin des temps. » On peut dire que je n’ai pas vraiment été déçu. Une première remarque : ça ne rigole plus chez les néo-cinquantenaires. L’heure est aux règlements de compte sanglants.
No Country For Old Men, la première adaptation des Coen (d’après le roman éponyme de Cormack Mc Carthy), est particulièrement maîtrisé. Les frangins tiennent leur sujet (la propagation du mal, la fatalité de la violence, et la mort) et, se décidant à bosser pour de bon afin d’élargir leur univers, ils ne retiennent de leurs excès anciens que ce qui sert le film : l’humour est ici réduit à une pointe acide qui vient, comme du sel sur une plaie toute fraîche, pimenter l’angoisse. En effet, la notion de suspense, relativement nouvelle pour eux, est extrêmement bien exploitée, et vient éclairer les passages mélancoliques et désenchantés, qui traduisent, eux, parfaitement bien l’esprit de Mc Carthy. Le film est intense, intelligent et sec comme un coup de cravache. Une vraie réussite.

Chez Burton, la violence est aussi au rendez-vous, les décors sont nickel et le propos est sombre à souhait : la vengeance du diabolique barbier n’épargnera personne, pas même lui, et, comme chez les Coen, cette histoire est vouée à mal finir. Pourtant, Sweeney Todd, qu’on ne peut pas qualifier de film raté, m’a laissé indifférent. A cause de la musique, assez indigeste ? Ben non. Juste que ce travail sur son propre cinéma (avec Johnny Depp en réminiscence Edwardienne) a l’air coincé, comme un grand gamin qui jouerait toujours avec les mêmes jouets dans des configurations plus ou moins différentes. Le cinéma de Burton est bloqué depuis longtemps dans un décorum rigide, et sa mise en scène est souvent répetitive (les scènes de meurtres, toutes montées de la même manière).

Ou peut-être simplement que, au final, l’univers des frères Coen, qui est aussi large que les diverses mythologies de l’Amérique, me semble plus proche de moi que les fantasmes de vieille Europe de Burton. Les premiers vont vraisemblablement rester pour longtemps dans mon panthéon personnel. Le second s’en éloigne, doucement.

Sadoldpunk.

mercredi 23 janvier 2008

Le Pétainisme transcendantal (1)

"Je veux en finir avec l'héritage de mai 68 qui a installé l'idée que tout se vaut, détruit l'autorité du maître, abandonné la transmission du savoir et de la culture, fait prévaloir l'égalitarisme et le nivellement par le bas, et dévalorisé les diplômes qui ne valent plus rien quand on abaisse le niveau pour les donner à tout le monde."

Nicolas Sarkozy, Metz, 17/04/07

Alain Badiou est antisémite. Ce sont de prestigieux journaux hexagonaux qui ont dernièrement souligné les dérives de ce philosophe. Le Monde a publié une critique de son dernier livre sous la plume de Jean Birnbaum, puis plus récemment, Libération a ouvert les colonnes de la rubrique Rebonds à deux universitaires Bruno Chaouat et Geoffroy de Lagasnerie. La charge est efficace, deux articles publiés le même jour, cela ne laisse aucune chance au philosophe. Car si Chouat a perçu des relents antisémites chez Badiou, il est, selon Geoffroy de Lagasnerie, le symptôme du retour a gauche de l'admiration des idéologies autoritaires. Qu'il soit antisémite ou autoritaire, haro sur le Badiou. Ces articles prennent le relais de la polémique ouverte par Eric Marty et son ouvrage : "Une querelle avec Alain Badiou" et sa conférence "Alain Badiou et la question du nom juif" lors du colloque sur la sociologie historique de l’antisémitisme culturel.
Noam Chomsky est antisémite ce sont les intellectuels français qui l’on depuis un certain temps souligné. D’abord Pierre Vidal Vaquet puis repris avec une certaine exaltation par Bernard-Henry Levy ou Alain Finkielkraut. Noam Chomsky a écrit une lettre à un ami sur la liberté d’expression, celui-ci bien perfidement a eu l’idée judicieuse de la confier à l’éditeur de Robert Faurisson. La suite est connue. Il est inutile de revenir sur les écrits de Noam Chomsky : il est antisémite.
Pierre Bourdieu est antisémite, on l’a appris en tout cas grâce à Jean-Claude Milner à l’antenne de France Culture à l’occasion de la vivifiante émission d’Alain Finkielkraut (qui il faut le souligner ne savait plus ou se mettre). Dans "Les Héritiers", Pierre Bourdieu s’est penché sur le fonctionnement de la reproduction des inégalités sociales vis-à-vis des études supérieures et de la culture. C’est évident, "Les Héritiers" se sont les juifs. Il est inutile de revenir sur les écrits de Pierre Bourdieu : il est antisémite.
Alain Badiou a écrit "Circonstance 3 : portées du nom juif". Dans cet ouvrage, il refuse l’idée d’un nouvel antisémitisme. Ce qui se cacherait derrière ce nouvel antisémitisme serait (et il est rejoint par l’éditeur des éditions La Fabrique, Eric Hazan) en réalité un racisme dirigé contre les Français dont les origines seraient arabes (c’est-à-dire pour reprendre les propos du député UMP Thierry Marianni, auteur du texte sur les test ADN "pas 100% français"). Le refus de reconnaître un nouvel antisémitisme a fait de lui un antisémite. Aucune circonstance atténuante selon Eric Marty lorsque Badiou critique violemment, dans ce même ouvrage, les exactions et les mesures discriminatoires du gouvernement israélien contre les habitants des territoires occupés et dans une moindre mesure contre les arabes israéliens. Aujourd’hui, le philosophe aggrave son cas dans "Circonstance 4 : De quoi Sarkozy est-il le nom ?", lorsqu’il écrit "aujourd’hui, il faut enquêter sur la vraie nature du lien au peuple d’organisations que limitent, du point de vue des leçon universelles qu’on peut en tirer, leur allégeance religieuse : Le Hezbollah au Liban, et le Hamas en Palestine". A n’en point douté, il est doublement antisémite. Croyez vous pourtant que c’est pour s’être montré conciliant vis-à-vis d’organisations en lutte armée contre l’Etat d’Israël, que certains définissent comme terroristes, religieusement orthodoxes et aux discours politiques assurément extrémistes, que Badiou est antisémite ? Pas du tout, le philosophe est antisémite puisqu’il consacre de nombreuses pages dans son dernier ouvrage à ce qu’il appelle "les rats". C’est cette thèse qui est défendue par le critique littéraire Pierre Assouline et soutenue par un certain nombre d’intellectuels français, ce qui ne manquera pas de faire plaisir à Marty et tous ceux qui pensent que toute critique de l’Etat d’Israël est de l’antisémitisme qui ne dit pas son nom. Inutile de lire son livre, car derrière le rat se cache le juif, Badiou est antisémite...

Adcr

Le Pétainisme transcendantal (2)

...Bourdieu, Chomsky et Badiou, sont de ces intellectuels qui font le bonheur des soirées avinées des gauchistes actuels. Gauchistes forcements antisémites. Le raisonnement des journalistes, des intellectuels, des universitaires et autres hommes politiques, est limpide. Il est si limpide que leur raisonnement fait office de réflexion intellectuelle et permet à leurs lecteurs, auditeurs, de pouvoir dénoncer l’antisémitisme d’extrême gauche sans avoir ni les mains sales, ni la nausée. Surtout sans avoir eut la patience de consacrer un peu de leur temps à la lecture de leurs œuvres. Le temps, c’est ce qui nous manque, il faut travailler plus pour gagner plus, faisons confiance aux critiques littéraires, aux philosophes "vu a la télé" et aux journalistes.
"Les Héritiers" est une attaque frontale de la reproduction sociale des privilèges. L’élite universitaire y est sérieusement écornée. Un ouvrage, paru en 1964, qui à l’instar des écrits situationnistes à permis le climat insurrectionnel de l’année 1968. Noam Chomsky est américain, et comme tel, place la liberté d’expression au-dessus de tout. C’est un disciple de Voltaire qui disait à peu près ceci « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. » C’est ce qui l’a poussé à écrire cette lettre qu’il ne destinait pas du tout au négationniste Robert Faurisson, dont il ignorait l’existence. Chomsky a réalisé des conférences et travaillé sur des ouvrages qui mettent en lumière la participation active des intellectuels médiatiques et des journalistes dans la volonté des gouvernements des démocraties libérales d’imposer une propagande idéologique assurant le soutien des peuples aux pires barbaries des impérialismes.
Alain Badiou est un maoïste et un acteur de l’insurrection de mai 68. Il est l’auteur de "De Quoi Sarkozy est il le nom ?" il y fustige les communistes, les socialistes et tous ceux qui à gauche (intellectuels et journalistes, hommes et femmes politiques surtout) ont quitté le navire de ce quoi le vivre ensemble est le nom pour rejoindre le pétainisme transcendantal dont Nicolas Sarkozy est le nom. Les rats se sont eux.
En France pour des raisons évidentes il est pratique et surtout facile a ceux que l’audimat désigne comme intellectuels de flinguer les penseurs qui combattent la propagande médiatique des démocraties libérales en les désignant comme antisémites. Le mot antisémite suffit à les écarter pour longtemps de la curiosité dangereuse de ce que "le consommateur" est le nom. Ceux qui prennent à cœur de sauver nos âmes, n’ont par contre rien eu à redire sur le fait que le code pénal polonais permet de condamner à trois ans de prison celui qui imputerait au peuple polonais une participation aux crimes nazis ou communistes, ni sur la parution sous le sigle de l’union européenne d’un livre antisémite rédigé par un député polonais idéologiquement proche des idées nazies. Rien à redire, non plus, sur la présence auprès de Nicolas Sarkozy d’anciens membres du groupuscule fasciste antisémite Occident. Rien a redire sur le fait qu’Helene Carrere d’Encausse puisse aller et venir à l’Elysée tout en ironisant à la télévision russe sur le fait que l’on puisse allez "en prison si vous dites qu'il y a cinq juifs ou dix Noirs à la télévision. Les gens ne peuvent pas exprimer leur opinion sur les groupes ethniques, sur la Seconde Guerre mondiale et sur beaucoup d'autres choses.". Elle ne défend pas ici la constitution américaine mais se montre plutôt nostalgique de son pétainiste de père dont on découvre l’engagement dans "Un Roman Russe" de son descendant Emmanuel Carrère. S’il faut en finir avec 68 et avec l’Idée du vivre ensemble dont communisme est le nom, il faut par contre conserver les valeurs réactionnaires (travail, famille, patrie) et les circonstances de la haine de l’autre (qu’il soit juif, musulman, sans papiers, pauvre, SDF, chômeur) qui fonde et solidifie chaque jour les démocraties libérales. C’est contre ce danger qu’Alain Badiou propose aujourd’hui d’ouvrir une nouvelle séquence de l’idée communiste qui gardant le nom devra s’émanciper des horreurs passées et proposer un seul monde, non pas pour les transactions financières comme aujourd’hui, mais pour les hommes.

Adcr

lundi 21 janvier 2008

l'année de la pensée magique
















Suite à une remarque ironique (je plaide coupable), le serveur, qui m’avait pris au sérieux, nous a apporté une carafe d’eau tiède. J’avais été invité dans un excellent restaurant thaïlandais (près de Maubert, l’adresse bientôt) par une amie et son amoureux (objectif : me remonter le moral). N’osant vexer le serveur, nous avons bu de l’eau tiède durant tout le dîner (les carafes se succédaient sur la table). Le repas fut excellent et, entre autres, nous parlâmes de L’Année de la Pensée Magique de Joan Didion (Grasset). Mon amie me disait qu’elle s’était arrêtée de lire toutes les trois pages pour éclater en sanglot. J’ai été surpris par sa réaction, car j’avais trouvé le livre lumineux et revigorant.
En quelques mots : il s’agit du journal tenu pendant un an par une septuagénaire new-yorkaise suite à la mort foudroyante de son mari. Nous avons droit à tout : la crise cardiaque fatale, l’ambulance, l’hôpital, la morgue, l’enterrement, le tri des vêtements. D’un certain point de vue, j’en conviens, cela donne l’impression d’un livre tragique. D’autant plus que la même année, la fille du couple (âgée de 39 ans) tombe malade, est hospitalisée plusieurs fois, sombre dans deux-trois comas (et finira par mourir, mais cela nous ne l’apprenons pas dans le livre). D’accord, ça ne ressemble pas à une franche comédie.
Je comprends bien la lecture faite par cette amie, et je la partage. Mais j’ai vu autre chose dans ces pages. Joan Didion est une écrivaine, scénariste et critique. Son mari était écrivain lui aussi. Dans L’Année de la Pensée Magique, elle évoque leur vie commune pendant quarante ans, leur compagnonnage intellectuel et amoureux. Ils avaient leur œuvre propre, mais chacun était le premier lecteur de l’autre. Deux artistes qui vivent ensemble, mais qui vivent aussi pour eux-mêmes (conférences, tournages…). Ils ne se jalousent pas, ne s’écrasent pas, mais s’entraident, se soutiennent, s’admirent. Nous avons peu de modèles d’amour tel que celui-ci, de couples qui durent et ne sont pas pathétiques. En voici un. Nous sommes loin des passions destructrices d’Amy Winehouse (qui se fait tatouer sur tout le corps le nom de son Black adoré) ou de Jeanne Hébuterne (la jeune femme de Modigliani, qui se suicida suite à la mort du peintre). Joan Didion ne se suicide pas, sans doute car elle porte toujours en elle cet amour. Et elle nous en parle.
Note à propos du post précédent (La Politique de la Mémoire) : je suis dans une période romantique (c’est souvent le cas de janvier à décembre), alors je ne peux m’empêcher d’ajouter une information importante. Je disais que le couple d’Hilberg s’était brisé à cause de l’obsession de l’historien pour son travail. Rassurez-vous : Raul Hilberg s’est remarié, avec une femme prénommée Gwendolyn (un nom de conte de fée). Ils sont restés ensemble jusqu’à la mort d’Hilberg cet été, d’un cancer des poumons (il ne fumait pas). Il ne s’agit pas de cancans, de voyeurisme oiseux sur la vie d’une personnalité. Non. Je suis simplement heureux que les auteurs que j’aime semblent heureux ; je suis heureux que les auteurs que j’aime paraissent, de loin, de mon forcément myope point d’observation, avoir construit une vie qui tient debout.
C’est d’autant plus important pour moi que je viens de lire un essai sur le massacre de Nankin. Le livre s’intitule Le Viol de Nankin (Payot), écrit par Iris Chang, journaliste et historienne. Je ne vais pas parler de ce livre. Après la Shoah, je ne me sens pas le courage de vous parler des 300 000 morts, des viols, des concours de décapitations, des séances de vivisection. (mon prochain post sera consacré à un roman, je vous le promets, un roman intelligent et drôle ; je viens de recevoir une lettre de Jean-Claude Pirotte réagissant à mon texte sur Hilberg ; il m’écrit : il faut continuer à écrire des romans, à en lire et à en parler, c’est important). Le livre a été un succès, je veux dire il s’est bien vendu, il a crée une polémique, surtout il a fait connaître au grand public ce crime de masse commis par l’armée japonaise. Quelques années après la sortie du livre, Iris Chang, âgée de 36 ans, a pris sa voiture et a conduit des heures durant dans le désert californien. Elle s’est arrêtée au milieu de nulle part ; elle est sortie de la voiture, a fait quelques pas et s’est suicidée. Après avoir passé des années à collecter des archives et à écrire un livre sur le massacre de Nankin, le suicide n’est pas incompréhensible, c’est peut-être même une preuve d’équilibre mental. Seuls continuent à vivre ceux qui ont sombré dans la folie collective que l’on appelle la réalité quotidienne.
Vivre n’est pas facile. Heureusement les hommes ont inventé une chose souvent compliquée, parfois blessante, mais dans tous les cas merveilleuse : l’amour. Je suis certain que si Iris Chang avait rencontré son « Gwendolyn », elle ne serait pas morte. J’imagine déjà les sourires. Voilà mon pari, ma croyance : l’amour. Je crois en cette fiction quand elle est une construction ; moyen de prise sur le réel en même temps que refuge. Le fait que l’amour soit une fiction, c’est ce qui fait sa force, pas sa faiblesse. Lisez L’Année de la Pensée Magique, c’est un livre déchirant et chaleureux.
Post-scriptum : Mon frère est au chômage depuis quelques mois, il n’ pas encore touché ses allocations. Il est confronté au monde kafkaïen de l’Anpe et des Assedic, à cette machine qui tente de vous épuiser pour que vous renonciez à votre droit de toucher le chômage (rendez-vous et réunions inutiles et absurdes, dossiers perdus et effacés, impolitesse ; il faut être solide pour ne pas désespérer, il faut être très solide pour ne pas être tenté par la violence). Mon frère s’est retrouvé devant un conseiller qui, une nouvelle fois, remplissait les cases de son formulaire informatique. Le conseiller lui demanda une précision : « Alors comme ça, vous avez peut-être une piste pour un emploi au Mémorial de l’Ashoa ». Mon frère regarde l’écran et fait remarquer que non, pas « l’Ashoa », mais la « Shoah ». Nous en sommes là. Ce sont ces gens-là qui ont le pouvoir (petit ou grand). (post intéressant de Pierre Assouline sur l’utilisation de « Shoah », je ne maîtrise pas encore la technique des liens, alors allez sur son blog et tapez « Meschonnic ».
Post-scriptum 2 : Mes amis m’ayant laissé tranquille ce samedi soir pour un dîner enfumé et bruyant, un combat de coqs clandestin et divers trafics, je me suis promené entre la Butte-aux-Cailles et la place d’Italie (c’est un vrai bonheur d’être seul ce soir-là quand tout le monde sort ; j’ai observé les gens dans les restaurants, les cafés ; impression d’être en état d’apesanteur). En rentrant, j’ai écouté une émission sur France Culture consacré à Yeshayahou Leibowitz. Le savant et penseur était présenté par Gérard Haddad. Un jour, j’écrirais un article sur Leibowitz, figure passionnante et trop méconnue. Je signale, toujours sur France Culture (de 20h à 20h30), toute la semaine un entretien avec Stanley Cavell. Ça promet d’être merveilleux. Je ne suis pas doué pour lire de la philosophie, mais Cavell, sans être simple, est accessible. S’il parle de Wittgenstein (aïe, là je suis perdu), il va l’accompagner de Shakespeare (ouf). Il a écrit un excellent livre sur la comédie américaine des années 40 (Hawks, Mc Carey… une de mes raisons de vivre), In Pursuits of Happiness (presque le titre d’une très belle chanson de the Divine Comedy), A la recherche du bonheur, et donc sur le couple (nous y revenons, l’amour). Bientôt un post sur ce livre (d’amour, de comédie et de philosophie, que demander de mieux ?). au départ, je voulais intitulé ce post « déclaration d’amour à l’amour ». Mais c’est sans doute un peu trop lyrique. Calmons-nous.
Post-scriptum 3 : Oscar Peterson est mort il y a peu. A ceux qui ne connaissent pas ce grand pianiste de jazz, je conseille We Get Requests.
Post-scriptum 4 : ce blog a été créé pour partager nos coups de cœur pour des livres, des disques et des films. Bien sûr comme je connais un certain nombre d’écrivains, je m’abstiendrai de parler des livres des auteurs français et vivants.

martin page.

mercredi 16 janvier 2008

LA CONQUETE DE L'EVEREST














Quelquefois, quand on lit un livre, on se réjouit à l'idée qu'on lit un peu de la personne qui nous l'a recommandé (ou à plus forte raison offert), et l'on est deux fois heureux que le livre soit si beau.

Dans le meilleur des cas, il semble que l'oeuvre et la personne s'éclairent mutuellement.

Vous voyez où je veux en venir ? Non ?
A ce blog, précisément. Car je crois qu'il y a là quelque chose à voir avec sa modeste (mais nécessaire) ambition. La Petite marchande de bombes est un projet collectif. Ici, nous parlerons des choses que nous aimons. C'est aussi bête que ça.
En somme, c'est une petite arche foutraque, où nous voudrions faire grimper quelques bestioles - je veux parler de celles qui, chaque fois qu'on en parle, existent un peu plus, gagnent en visibilité ; des romans, des essais, des films, des chansons, des...

La culture - ne me parlez pas de son ministère, où elle demeure à l'état d'alibi, de papier peint - est à proprement parler révolutionnaire, émancipatrice. Son impact, son petit processus interne étant à l'oeil nu presqu'invisibles, nous nous convainquons parfois qu'il n'existe pas. Evidemment, nous avons tort.
Les chansons, les romans sont des espèces menacées. De beaux films disparaissent dans le sillage des blockbusters - parfois, ceux-là mêmes sont engloutis dans le vacarme de leur propre promotion.
Si nous ne faisons pas d'efforts, les mots, sans tout à fait s'éteindre, se voilent progressivement, perdent en lisibilité. Dans les manuels scolaires aux ambitions ravalées, les ramassis de pubs et dépêches partisanes que sont les quotidiens gratuits, les romans de je ne sais trop qui... dans tout cela, il y a des papiers tue-mots.
Ils effilochent la pensée.

En ces temps de restriction drastique des effectifs linguistiques, où la valeur-pensée est en chute libre (et plutôt que de ronger les quelques carcasses de concepts que l'on voudra bien nous jeter), il est temps de muscler la langue ; il est temps de (ajoutez à cette liste, loin d'être exhaustive, vos verbes favoris ; pour préciser votre pensée, accolez-leur des adverbes) lire, regarder, écouter, s'informer, étudier, relayer, débattre ; partager, recommander, offrir...

Tenez, par exemple. Pour commencer, je pourrais parler :
1. d'une chanson qui m'inspire la scène suivante : Depuis près de vingt ans, je vis reclus dans une sorte de grotte ; j'ai rompu tout contact avec la société des hommes ; je n'ai jamais coupé ma barbe et m'alimente de petites baies qui poussent à l'entrée de la grotte (et que je cueille quand le soleil a déjà bien baissé). Un jour, j'entends une mélodie (avec des cris d'enfants dedans - des cris samplés, d'enthousiasme). Cela sort d'un vieux poste radio que des campeurs ont installé à quelques mètres de là. Personne encore n'avait approché de si près ma petite grotte. La musique (un air de guitare agrémenté de quelques notes de piano et de bricolages électro) est si belle que pour l'entendre mieux je finis par sortir de la grotte ; dans un premier temps, la lumière m'agresse, me rend presque aveugle, puis elle me ravit, me réchauffe.
"Here I go... again...", chante le type. Je rejoins les campeurs qui, me voyant pourtant sale, débraillé, ne me craignent pas. Parmi eux, il y a une jeune fille, et elle est belle. (Il ne manque plus qu'une biche sortant des bois : on serait alors chez Douglas Sirk.) Ils m'invitent à leur table, et je mange avec eux ;
2. d'un film dont le sens et la beauté ne me sont apparus pleinement qu'à sa troisième vision ;
3. d'un roman qui brasse brillament les sentiments, l'Histoire, la spiritualité, l'opiniâtreté à ne pas disparaître, la mémoire (qui est plus qu'un devoir, une corvée institutionnelle), et qui en appelle avec tant de foi au pouvoir des mots, de la création - à leur résistance, leur cheminement souterrain, et jusqu'à leur inévitable surgissement... -
mais, puisqu'il s'agit de la note zéro (d'une sorte de petite prise de contact), je remets tout cela à plus tard ; je me contenterai d'attirer votre attention sur le fait que, la semaine dernière, Sir Edmund Hillary est mort. Il n'a pas écrit Tendre est la Nuit, ni composé Horse Tears (l'objet d'une prochaine note, probablement), mais il a gravi l'Everest. Il fut même - avec le sherpa Tensing Norgay - le premier à le faire.

Entamer un blog (et finir une note) sous de tels auspices... avouez qu'il y a pire.


Balthazar Castiglione.

LA POLITIQUE DE LA MEMOIRE













Hier soir, bien au chaud sous ma couette, alors que les lumières des bars de la Butte aux Cailles s’éteignaient, j’ai terminé la lecture de La Politique de la Mémoire. C’est un livre de Raul Hilberg, l’auteur de La Destruction des Juifs d’Europe et d’Exécuteurs, Victimes, Témoins.
Disons que c’est une biographie intellectuelle. Hilberg nous épargne ses amours (il mentionne juste l’échec d’un mariage, sans doute à cause de son travail, véritable obsession qui le rendait peu disponible pour une vie de famille normale, j’allais dire caricaturale ; il choisissait ses lieux de vacances en fonction de la qualité, de l’intérêt de leurs archives, non pas des paysages). Il nous raconte son arrivée aux Etats-Unis encore adolescent, fuyant, avec sa famille, Vienne et ses persécutions antisémites. Il participa à la guerre, puis, à son retour, entama une carrière universitaire. Mais, en raison de la ségrégation qui frappait encore les Juifs (et les noirs, les femmes, les catholiques), du peu de soutien qu’il avait et du choix de ses recherches (la destruction des juifs d’Europe, donc) qui n’intéressaient pas grand monde, il ne trouva refuge, après bien des déboires professionnels, qu’à la petite université d’état du Vermont (en Nouvelle-Angleterre, un état tranquille et vert, entre New York et Maine ; on pourra lire les "Poèmes de la solitude du Vermont" de Lorca). Il ne la quitta pas.
Ses livres sont des classiques aujourd’hui, mais nous découvrons la difficulté qu’Hilberg a eu les faire publier. Pour La Destruction des juifs d’Europe, il se démena pendant des années pour trouver une maison d’édition ; et encore, celle-ci ne publia le livre que grâce au concours d’un généreux donateur et du propre argent d’Hilberg. Il rencontra des embûches aussi dans ses recherches ; il nous raconte les portes closes, la mauvaise volonté de ses interlocuteurs et les tentatives de découragements. Quand le livre exista enfin, il affronta l’indifférence et le mépris du public, des critiques et de la plupart des universitaires ; puis, il subit la colère des organisations juives qui lui reprochait de donner une image si peu héroïque de son peuple. Ses recherches, et leur documentation imparable, mettaient en cause le monde entier, l’Allemagne, le christianisme, les Alliés, les conseils juifs et les juifs eux-mêmes. Son constat n’est pas glorieux pour l’humanité.
Avec une délicieuse ironie, Hilberg détaille également les essayistes qui pillèrent son ouvrage sans le citer dans leurs notes (et qui souvent tentèrent de le déconsidérer). Il fait mention d’une lettre d’Hannah Arendt l’insultant : "Hilberg est assez bête et fou". Il apprendra plus tard que c’est elle qui fut responsable du refus de publication de La Destruction des Juifs d’Europe par Princeton University Press. Le comportement de la philosophe est d’autant plus injustifiable quand on sait qu’elle lui doit tellement pour son Eichmann à Jéusalem. Le monde universitaire et intellectuel nous apparaît dans toute sa dureté et son injustice (plus rarement, dans ses solidarités, dans ses petits miracles et dans ses générosités ; les chercheurs sérieux reconnurent tout de suite l’importance et l’originalité des travaux d’Hilberg - je pense à Christopher Browning, par exemple). Il y a un sentiment de gâchis quand on découvre que ceux qui détiennent les positions de pouvoir et les postes prestigieux ne sont jamais les plus qualifiés, jamais les plus honnêtes.
Heureusement Hilberg est pugnace, il ne lâche pas, il sait que son œuvre va durer et que les tartuffes ne résisteront pas au temps. Mais, avant les critiques positives, avant les traductions et les conférences dans le monde entier, ce furent des décennies solitaires. On retient l’élégance, la modestie, la détermination de l’homme. Il écrit : "En 1948, je m’étais fixé une route que je poursuivais sans me soucier de ma ligne d’horizon".
Le livre se termine sur une lettre d’HG Adler dont voici la dernière phrase : "A la fin il ne reste rien, sinon le désespoir et le doute à propos de tout : Hilberg est seulement reconnu, peut-être aussi déchiffré, mais certainement pas compris…"


martin page.